ATELIER DE RECHERCHE ALBA > ARTICLES > Les multiples naissances du Theâtre libanais
LE PROJET: Theatre de Beyrouth ain el Mraisse Beyrouth
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par Roger Assaf
L’acte de naissance du théâtre dans la société arabe se situe à Beyrouth en 1847 avec la création par Maroun al-Naqqash (1817 – 1855) de Al Bakhil (librement adaptée de l’Avare). Cette première et fameuse séance eut lieu dans l’appartement de Naqqash devant quelques invités, lettrés curieux et amateurs d’art et de littérature. Jusqu’au XX° s., le théâtre au Liban resta au stade de la nouveauté
étrangère au public, malgré les efforts de quelques pionniers (Adîb Ishâq et Najib al-Haddad) et des établissements chrétiens d’enseignement privé qui maintinrent le goût et l’intérêt d’une minorité pour cette forme de divertissement raffiné venu d’Occident. 
A partir de 1920, des artistes locaux empruntent au répertoire français ou italien des canevas et présentent sporadiquement des pièces de facture littéraire et pompeuse, ou populaire et moralisante: ‘Ali al-Ariss, Wajih Nasser, ‘Issa al-Nahhas, Mohammad Chamel, Abder- Rahman Merhi… Mais c’est l’opérette qui a le plus la faveur du public.
C’est en 1960 que le mouvement théâtral contemporain se structure, grâce au Festival de Baalbeck d’une part, et à la Mission Culturelle Française d’autre part, qui jouent tous deux un rôle essentiel d’ouverture aux grands courants internationaux de création. Favorisé par une conjoncture politique et économique exceptionnelle qui pousse Beyrouth au centre d’une intense circulation d’idées et de marchandises et au cœur d’une effervescence culturelle et sociale, le théâtre s’épanouit et se développe au sein de trois courants complémentaires:
Mounir Abou-Debs crée la «Troupe du Théâtre Moderne» subventionnée par le Festival de Baalbeck et Antoine Moultaka fonde le «Cercle du Théâtre Libanais» puis l’Académie d’Art Dramatique à l‘Université libanaise. Tous deux soucieux d’esthétique dramatique et de l’art de l’acteur, ils jouent en arabe classique le répertoire européen : Sophocle, Shakespeare, Sartre, Goethe, Dostoïevski, Lorca…
Ailleurs, au Centre Universitaire d’Etudes Dramatiques, rattaché à l’Ecole Supérieure des Lettres, Jalal Khoury, Chérif Khaznadar, Roger Assaf et quelques autres, expérimentent la modernité et découvrent les multiples potentialités des arts de la scène en jouant avec une grande liberté scénique Ionesco, Beckett, Durrenmatt, Synge, Goldoni, Pirandello, Gombrowicz…
Le troisième courant, lié au succès de comédiens populaires à la télévision, inaugure un théâtre ouvert au grand public et consacre la première vedette du théâtre libanais: Hassan Ala’Eddine (dit « Chouchou ») dont la carrière atteindra son apogée avec Akh ya Baladnâ, adaptation très libre de l’Opéra de quat’sous de Brecht. 
La défaite arabe de juin 1967, la Résistance palestinienne et les Révolutions de 1968 vont insuffler une vie nouvelle au théâtre libanais. Marqué par l’enthousiasme, les passions et les adhésions idéologiques, le jeune théâtre se radicalise, cherche à s’enraciner et à avoir prise sur la réalité.
L’«Atelier d’Art Dramatique de Beyrouth», fondé en 1968 par Nidal Achkar et Roger Assaf, ouvre la voie à un théâtre de création collective d’expression arabe, à vocation politique et populaire. En 1968, Majdaloun pièce sur le Liban-Sud et les Fedayin est interdite manu militari par les forces de l’ordre.
Jalal Khoury adapte Brecht et participe à ce mouvement d’engagement du théâtre et d’élargissement du public (Geha dans les villages frontaliers sera en 1971 un des plus grands succès du moment).
Issam Mahfouz (L’Azédarach et Le Dictateur) et Raymond Gebara (Que meure Desdémone et Sous le Patronnage de Zaccour) sont les principaux artisans d’une nouvelle écriture dramatique, tragi-comique, grotesque et avant-gardiste.
Durant les années de guerre qui ont secoué le Liban de 1975 à 1990 (guerres civiles et invasion israélienne) le théâtre libanais s’est scindé (grosso modo) en deux mouvances:
Un théâtre commercial et boulevardier qui s’est développé dans la zone chrétienne où a surgi une grande agglomération urbaine éloignée de la capitale.
Un théâtre novateur, socialement et politiquement engagé, dans le secteur ouest de la capitale, dominé par les forces progressistes:
> Ziad Rahbani, brillant auteur-acteur-compositeur, compose avec un génie très personnel des comédies d’une virulence critique  extraordinairement vivante qui mettent en scène les travers de la société libanaise et les contradictions de cette époque troublée.
> Le Théâtre Hakawâti, créé en 1977, mène un travail d’investigation de la mémoire collective et assimile les formes traditionnelles du conteur arabe. Chroniques de 1936 et surtout Les Jours de Khiyam (jouée également à Paris et au Théâtre des Nations en 1984), font du Hakawâti libanais une expérience majeure du théâtre arabe contemporain. 
Au cours des années 90, dans le désarroi de l’après-guerre et de la paix incertaine, le théâtre libanais est un lieu d’interrogation inquiète où les anciennes formes (commerciales et intellectuelles confondues) perdent de leur force et de leur efficacité, et où une nouvelle génération, sensible à Kantor, Grotowski, Pina Bausch et Bob Wilson, cherche à mettre en oeuvre un nouveau regard, pessimiste, désabusé à l’égard du monde qui leur a été légué.
Siham Nasser (La Poche secrète), Rabih Mroueh (Extension 19), Issam Boukhaled (Archipel),… entreprennent une démarche authentique de renouveau, entre les murs étouffants de la cité en reconstruction, accaparée par la spéculation financière sauvage et les intérêts multi-nationaux.
Quant à Rafik Ali Ahmad (La Cloche), issu du Hakawâti, il poursuit un travail d’acteur-auteur de monodrames politiques et populaires. 
Etant donné la carence de la politique culturelle gouvernementale et  l’absence de financement par les pouvoirs publics, l’activité créatrice au Liban souffre de la précarité des conditions professionnelles de travail et de la discontinuité de l’expérience théâtrale. Face à la dégradation morale et culturelle de la cité, quelques entreprises privées, quelques volontés opiniâtres, relèvent le défi et se font les promoteurs du renouveau. 
Le Théâtre de Beyrouth (créé en 1965 et rénové en 1991), le Théâtre Al Madina (créé en 1994) et le Théâtre Monnot (créé en 1997), sont devenus des lieux importants de création.
L’Association SHAMS (née en 1999) regroupe de jeunes créateurs libanais dans un projet coopératif d’animation culturelle. Espace de création et de diffusion du nouveau théâtre et lieu de rencontre et de débat avec le public, SHAMS a été, avec ses spectacles et son "Festival de la libre expression" en mars 2000 l’évènement culturel de la saison. 
Ce qui fait l’importance de ce renouveau, c’est qu’il est associé aux interrogations inquiètes de toute la jeunesse et qu’il porte en lui les stigmates d’une société conflictuelle et morcelée. C’est dans cette insertion dramatique et inconfortable qu’il trouve sa substance, sa valeur et sa signification. L’accueil fait dans les Festivals internationaux de Amman, du Caire ou de Carthage aux oeuvres marquantes de cette génération prouve sa vitalité et sa consistance.
Au seuil de Beyrouth et du millénaire, le jeune théâtre libanais interroge le Sphynx et pose les questions de la scène contemporaine: quel langage? quel public? quelle vision du monde?
Beyrouth, mai 2000, tous droits réservés
Remarque: Afin de cerner le sujet, cet article omet volontairement deux aspects de l’histoire du théâtre libanais: le théâtre musical de Feyrouz et des frères Rahbani, et le théâtre francophone (Georges Schéhadé, Andrée Chédid, Gabriel Boustani…)
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