ATELIER DE RECHERCHE ALBA > ARTICLES > LE RÉCIT: Karm el Zeitoun
LE PROJET: les escaliers publics de Beyrouth | ARTICLE: comment intervenir sur les escaliers de beyrouth en préservant leur différence? par Pierre Hage Boutros et Rana Haddad |
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par Jocelyne Kotait
Karm el Zeitoun (1)... Qui ne connaît pas cette région d’Achrafieh, ou qui, du moins, n’en a jamais entendu parler? Vu de l’extérieur et délimitée par des frontières bien précises, Karm el Zeitoun ne laisse rien prévoir de sa véritable identité. Aussi, elle n’entrave pas notre chemin, et ne pique pas notre curiosité, pour aller jeter ne serait-ce qu’un petit coup d’oeil supplémentaire et plus approfondi sur ce qu’elle peut réserver comme surprises...
Pour une première surprise, j’ai appris que Karm el Zeitoun pullulait d’escaliers. Prenant donc mon courage à deux mains, armée de mes baskets et de mon appareil photo, j’ai entravé l’écart qui me séparait du coeur de la région, pour aller à la découverte d’un lieu encore inconnu... Escaliers, oui il y en avait, et combien! Sitôt happée par le premier, il s’en suivit une série d’autres, indénombrables... De quoi me perdre et me donner un vertige digne d’un Vertigo Hitchcockien! Tournoyant dans cet immense labyrinthe, je ne voyais qu’escaliers sur escaliers, touts plus fréquentés les uns que les autres. A mon passage, j’étais systématiquement pointée du doigt, et des chuchotements laissaient entendre des interminables “mais qui c’est celle là?”. Une intruse, je l’étais, rien qu’à sentir tous ces regards qui se posaient sur moi, me dévisageant de la tête aux pieds. Je compris alors que j’entrais dans un monde qui n’était pas le mien, que j’empiétais sur un territoire “privé”, ou tout le monde vivait dans un petit cocon et refusait toute “intervention étrangère”.
Piquée alors par la curiosité, je me suis procuré un plan de Karm el Zeitoun et quelle ne fut ma surprise de réaliser que tout le chaos dans lequel je tourbillonnais était en fait d’une organisation digne des plus grandes villes américaines. Deux rues parallèles se terminant chacune par un escalier sont bordées par d’innombrables impasses, toutes parallèles entre elles et perpendiculaires aux deux artères principales. Chaque impasse se termine par un ou plusieurs escaliers, ce qui nous laisse en présence d’une bonne quarantaine d’escaliers!
Mais pourquoi tellement d’escaliers?
Comme son nom l’indique, Karm el Zeitoun était jonché d’oliviers. Et comme il est d’usage pour tout lieu de plantation d’arbres fruitiers, Karm el Zeitoun n’a pas failli à la règle, et se présentait sous la forme de “jall” (2). Avec la venue d’habitants et leur croissance au fil des ans, la configuration de “jall” s’est prêtée à sa transformation en escaliers. Petit à petit, les arbres ont disparu, laissant place aux habitants qui, solidaires, se sont entraidés pour la construction d’escaliers afin de faciliter leurs déplacements.
...Retour au présent...
Ma première visite s’est donc taxée d’un dépaysement radical. J’entravai un monde qui n’était pas le mien, et comme pour m’en donner la certitude, je me suis retrouvée dès mon arrivée, nez à nez avec un homme pour le moins effrayant. Il était là, assis sur une plate-forme, donnant d’une part sur sa maison et d’autre part sur les escaliers sur lesquels je me promenais. Il serait passé inaperçu si ce n’était sa posture. Celle d’un chasseur averti, assis sur son tabouret, en état d’alerte, une carabine à la main et un chien à ses pieds. L’air vigilant, le regard grave, frôlant la férocité, il me tint à peu près ce langage:
 
-Qu’est-ce que tu fous là, toi?
-Moi? Rien, je me promène...
-C’est pas ta place, pars!
-Pourquoi? C’est un lieu privé? Je n’ai pas le droit de passer par-là?
-Puisque je te dis que c’est pas ta place ici... Pars!
-Y-a-t-il un autre chemin pour accéder à ces maisons, en bas?
-Mais t’as rien à faire ici, pars!
L’homme devenant de plus en plus agressif, les mains crispées sur sa carabine, les yeux menaçants et l’air féroce, je n’insistais pas et déguerpis au bout du troisième “pars!”... Quelle convivialité, me dis-je! “Monsieur Carabine” (c’est ainsi que je l’ai surnommé), m’a donné l’impression d’être le protecteur, l’ange gardien de Karm el Zeitoun. C’est comme s’il avait mis son tabouret en plein centre de la région, qu’il avait pris une apparence de géant et qu’il s’était donné pour devoir d’éloigner tout parasite venu déranger les siens...
Changeant donc mon itinéraire, j’espérais que la suite de mon périple serait plus fructueuse. Alors que je prenais mon souffle pour m’embarquer sur un escalier fort à pic, je vis une femme qui me regardait les sourcils froncés. Prenant mon air le plus doux, je me suis approchée pour tenter d’entamer une conversation, mais à ma venue, et surtout à la vue de mon appareil photo, elle s’est écriée: “Ah non! Ils sont venus nous photographier!” Elle a tiré dans son élan sa copine, qui l’accompagnait, à l’intérieur de sa maison et s’est barricadée à double tours, loin de la menace présumée de ma camera. “Deuxième contact négatif”, me dis-je. 
...Pas si facilement accessibles, les Karm el Zeitouniens!...
Deuxième rejet... deuxième échec... Entendre ne serait-ce qu’un mot agréable n’est pas donné. En attendant, je continue d’escalader et de dévaler escaliers sur escaliers, me promettant de prendre mon attirail d’alpiniste pour la prochaine fois. Arrivée au bas de Karm el Zeitoun, je m’arrête pour jouir du calme de cet endroit si retranché, si refermé sur lui-même et surtout si impénétrable. C’est alors que j’entends:
 
“Psssssst! Mlle! Psssssst!”
Cette voix tremblante mais néanmoins imposante, était celle d’une vieille femme, assise sur son balcon, et qui me faisait signe.
“-Qu’est ce que tu regardes? Ça fait un moment que je t’observe...
-Je me promène, c’est tout...
-Viens, viens que je te raconte... viens, monte les escaliers, là, oui, derrière le portail...”
Tiens tiens, en voilà une qui ne m’envoie pas balader! Accompagnée par une odeur fort désagréable, je la rejoins et, invitée à m’asseoir, je m’installe à côté d’elle. Tante Alice, c’est son nom. Accueillante et chaleureuse, c’est la première qui me reçoit à bras ouverts. Martyrisée, elle l’est par tous ses voisins. Pleine de haine, elle ne porte que du mépris sur le monde qui l’entoure. Renfermée et solitaire, elle a passé les 20 dernières années de sa vie dans les 50 mètres carrés de sa maisonnette, sans mettre le nez dehors. Pourquoi me parle-t-elle? Qui suis-je pour qu’elle enfreigne ses propres lois qu’elle s’est imposée malgré elle? Je viens du “dehors”, voila tout... Je n’appartiens pas à cette “sale espèce” que sont ses voisins et ses ex. amis... Emportée par une diarrhée verbale, elle me dévoile tous ses petits secrets et partage ce qu’elle a sur le coeur depuis 20 longues années... Aujourd’hui veuve, mère de 6 enfants dont 3 sont décédés, elle a jadis vécu une sacrée vie... Mais depuis la mort de son mari, tous les malheurs se sont abattus sur elle... Désormais seule, ses enfants ayant atteint un certain age, elle avait voulu se refaire une vie, aidée et aimée de ses nombreux voisins... 
Mais voilà qu’une bonne nuit, l’un d’entre eux décide de se payer du bon temps et s’en va chez elle, plein de “bonnes intentions”... Celle-ci, d’abord flattée, ne tarda pas à flairer un soupçon de danger avant de connaître les vraies motivations de ce beau parleur, et de s’en prendre à lui à coups de poings et de pieds. Il en était moins une pour que cette partie de plaisir se transforme en partie de délire. Le méchant voisin est alors rentré chez lui tout penaud, avec l’interdiction catégorique de revoir ou d’adresser la parole à sa chère Alice... Voila donc la première cause de son mépris. C’est d’ailleurs toute la famille qu’elle a rayée de son existence. Vient s’ajouter à cela un incident qui a eu pour répercussion une accusation injuste: Celle de se voir traitée de voleuse. 
En effet, d’autres voisins l’avaient traitée de voleuse de chaises, car elle les leur avait empruntées un jour et les avait gardées trop longtemps avant de les rendre. Ce n’est pas la belle affaire, mais ces voisins là l’ont depuis dénigrée et, en retour, tante Alice a mis un point final à toutes ses fréquentations, les reléguant toutes aux oubliettes, et les traitant tous de vauriens et de salopards... 
Pour la rendre courte, Alice s’est vue agressée de part et d’autre des gens qu’elle croyait être ses amis et a finalement décidé de vivre en solitaire, loin de l’injustice et de l’ambiance malsaine qui l’entoure. Mais si elle ne met pas le pied dehors, comment fait-elle pour se nourrir? Eh bien c’est son fils qui vient 3 fois par semaine de Dbayé lui apporter quelques effets... Mais parlons-en de ce fils! Il lui arrive de laisser chez elle des objets de valeur, et pour êtres sur de les retrouver intacts, il les enferme à double tour de peur d’être volé par un quelconque étranger, chose qui, d’ailleurs, est déjà arrivée. Quelle vie! J’ai appris cette histoire lors de ma 2e rencontre avec Tante Alice, alors qui je voulais le remettre un portrait que j’avais fait d’elle. 
J’ai été ensuite jeter un coup d’oeil sur le voisin inassouvi et je l’ai trouvé, lui aussi, au balcon, le regard vide... J’ai réussi à recueillir quelques informations, et il s’est avéré être un homme qui se saoulait du matin au soir et du soir au matin depuis plusieurs années. Sa femme est aujourd’hui en prison pour s’être adonnée à la drogue, hachisch et consort... Leur tapée d’enfants, tous en bas âge (entre 3 et 8 ans) sont battus par le père. Qui les oblige à fouiller dans les poubelles dans l’espoir de trouver “quelque chose” de comestible ou pas... En cas de retour bredouille, PAF, c’est la bastonnade! Avec une mère derrière les barreaux et un père ivrogne et violent, l’avenir de ces mômes laisse à désirer! D’ailleurs leur fréquentation est interdite. Les autres enfants du quartier n’ont pas le droit (règle imposée par leurs parents) de les approcher. 
D’une certaine manière, le cas de cette famille ressemble à celui de Tante Alice: A l’écart de la société. A la différence que Tante Alice a décidé elle-même de rejeter les autres à cause de leur agressivité, alors que l’ivrogne, agressif avec sa famille, a été rejeté par les autres habitants.
Mais ces autres enfants, qui sont-ils? Ou sont-ils?
Eh bien, ils sont partout. Ils vagabondent par-ci par-là, tournoient dans tous les sens, d’un escalier à l’autre, jouant, criant, chantant... Il émane d’eux cette joie de vivre, cette fougue qui leur est propre. Ils inventent des jeux sur les escaliers, comme compter les marches, jouer à cache-cache, sauter à la marelle (chaque marche correspondant à une case)... Les escaliers, c’est leur deuxième chez-soi. Leurs habitations sont si petites qu’ils ont besoin de ce plein air pour se défouler et se dégourdir. Les plus sages d’entre eux étudient sur les marches, les plus coquettes profitent des escaliers comme moyen de maigrir: Elles courent à toute allure, laissant les plus vieux traîner le pas, ou les aidant parfois à arriver à destination. 
Cet espace est donc leur lieu de rencontre, de retrouvailles, loin du regard des parents. Tout cet environnement de jeu, comme créé par eux et pour eux n’aurait jamais existé sans la présence des escaliers qui signifie absence de voitures avec ce qu’elles engendrent en matière de danger, de pollution et de vacarme. Très loin l’idée de se distraire dans ce brouhaha. Mais les enfants ne sont pas les seuls à flâner... De jour, on rencontre de tout: vieux, jeunes; hommes, femmes; noirs, blancs... Ça va, ça vient, ça grouille de partout.
Les femmes et les enfants n’ont pas besoin d’aller plus loin que Karm el Zeitoun. Ils n’en ont ni le besoin (sauf pour aller à l’école), ni l’envie. Karm el Zeitoun, c’est CHEZ EUX. Ce qui est étrange chez ces gens-là, c’est qu’ils se connaissent tous entre eux, tant qu’ils sont dans LEUR quartier. En dehors de ce quartier, ils ne connaissent personne, ne veulent connaître et ne veulent avoir affaire à personne.
Un quartier est défini par un escalier bordant des habitations de part et d’autre. Donc, à chaque quartier son escalier ou à chaque escalier son quartier, puisque c’est l’escalier qui crée pareille répartition. Karm el Zeitoun se présente alors sous la forme d’une grande boite qui comporte plusieurs petites boites individuelles comportant chacune un escalier et x maisons. La vie des habitants de chaque boite est dévoilée au grand jour, ils forment une sorte de grande famille, ou règnent confiance et amitié. Lors de ma 1ere visite, j’ai eu l’impression d’entrer dans leur vie privée, rien qu’à les regarder et à me promener sur les escaliers, pourtant publics, mais qui sont devenus LEURS escaliers, leur propriété privée. Intruse au départ, j’ai finit par être acceptée comme partie du décor, et plus personne ne s’étonnait ni ne prêtait attention à ma présence.
Si la répartition est telle que chaque boite est indépendante, il existe toujours un lien qui raccorde le tout: Un lien de parenté, qui rattache un membre d’un quartier à celui d’un autre quartier. Ces deux parents se fréquentent, certes, mais chacun mène sa propre vie sociale de son coté.
Entre autres répartitions, il y en a toujours une qui est claire, nette et très précise. C’est la répartition communautaire. On distingue dans Karm el Zeitoun: Libanais (chrétiens, musulmans), arméniens, syriens, africains, sri lankais. La distinction entre chrétiens et musulmans n’est pas à faire, car eux-mêmes ne la font pas. Ils sont très unis et nombreux sont les mariages mixtes, dans un sens comme dans l’autre. J’ai même fait la connaissance d’une fillette de 4 ans dont les deux parents sont musulmans et qui se prénomme, tenez-vous bien... Jeanne d’Arc! Eh oui, il faut le faire! Bel exemple de coexistence!
D’autre part, certains libanais possèdent des immeubles à Karm el Zeitoun, et ne les louent qu’à des étrangers, probablement pour les mettre plus facilement à la porte, en cas de besoin. Les libanais occupent donc la plus grande partie de la région, suivis des arméniens... Ah! les arméniens! (3)
Ils sont la bête noire de tout Karm el Zeitoun. Ils sont haïs pour une seule et unique raison: Ils vendent plus cher que les autres. En un mot, ce sont des voleurs! Même si la différence de prix est souvent infiniment petite, ils marquent toujours le coup. Les autres ont donc décidé de mettre un X sur eux, et font abstraction de leur présence. Même les enfants s’en sont pris à eux qui vendent à 1000LL la tablette de chocolat qui est vendue partout à 750LL. “Qu’ils se la gardent, leur tablette” disent-ils! Ils sont là, d’accord, mais ils font tous comme s’ils ne l’étaient pas...
Parlant de prix et d’argent, il y a comme une loi qui règne, qui est celle de ne jamais prononcer le mot “argent” en arabe, mais TOUJOURS en anglais... Money, jamais “Massaré”... Money, Money, Money... un mot qui revient souvent sur les lèvres de tous. Money, Money, Money... un mot qui fuse de partout. Money, Money, Money...
Autre interdiction, encore une! Celle qui est faite aux enfants de s’aventurer dans certains quartiers. Cause en est: il y rôde des voyous aux activités douteuses. La police des moeurs vient faire des rondes quotidiennes et parfois des interpellations. Cette présence policière nous rappelle la réalité, nous rappelle qu’on est en plein coeur de la ville alors qu’on se croirait dans un petit village perdu à l’écart du monde civilisé...
MAIS la règle ultime, je dirais même plus l’ultime règle, que ces enfants doivent suivre à la lettre, est celle d’être rentrés à la maison à 17h précises en hiver, 20h30 en été. Règle à n’enfreindre sous aucun prétexte. Dès que sonne l’heure H, les escaliers deviennent de plus en plus déserts, et les rares personnes qui s’y aventurent font preuve de bien de courage... Les escaliers se referment virtuellement sur eux-mêmes, ramenant chacun chez soi, à l’abri et loin de toute imprudence. 
Il y a comme une barrière qui se forme de part et d’autre des escaliers, renforcée par une frontière tout aussi virtuelle et qui embrasse tout Karm el Zeitoun. Cette barrière fictive laisse néanmoins place à des fuites, presque invisibles, qui permettent “à qui de droit” de se faufiler dans la pénombre de la nuit... Mais donc emprunte ces chemins douteux pour s’esquiver incognito des regards indiscrets? Trafiquants en tous genres, prostituées en tous genres (et de mauvais genre)... Bref, je n’en dirais pas plus, et si vous êtes assez curieux (et intéressés) pour en savoir plus, maintenant que vous connaissez l’adresse, A VOUS DE JOUER!
(1) La zone de Karm el Zeitoun ici décrite se trouve sur le versant Est de la colline d’Achrafieh donnant sur le fleuve de Beyrouth. On peut en avoir une bonne vue depuis le pont autoroutier reliant la Corniche du Fleuve à la Place Sassine. A noter qu’au printemps 2002, la colline a subi un lifting sur l’initiative de l’association Help Lebanon: Les façades des maisons ont été repeintes en couleurs vives.
(2) Plantations en terrasses.
(3) La communauté arménienne est largement implantée dans les quartiers bordant Nahr Beyrouth (le fleuve). A noter qu’une des rues principales (décrites plus haut) de Karm el Zeitoun s’appelle rue Ararat et que le pont autoroutier porte le nom de la capitale arménienne, Yerevan.
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